Au
sein du plus large mouvement de la naissance des industries culturelles, la
musique a enfanté une nouvelle pratique, celle du beatmaker. Personnage dans
l’ombre, il joue pourtant depuis les premiers temps de l’histoire de la musique
« rap », un rôle déterminant. Tout a commencé de l’autre côté de
l’océan, dans les zones urbaines de Big Apple où quelques jeunes décident au
cours d’une soirée dansante de s’emparer du microphone pour improviser des vers
sur de la musique « funk ». C’est la naissance du rap. Pour le
moment, ils « balancent » leurs mots sur des extraits de disques
préexistants à leur pratique. Les discs jockeys bricolent et mixent des breakbeats,
des passages très rythmés à partir de morceaux connus de James Brown, de Fela
Kuti, etc. Les rappeurs ne tarderont pas à souhaiter posséder leurs propres
versions instrumentales. Les beatmakers s’en chargeront.
Les
« sculpteurs » de bandes musicales Hip-Hop, plus couramment appelés beatmakers,
se sont très tôt intéressés au monde des musiques « savantes ». Pour
le plus grand bonheur des rappeurs, l’activité de sampling c'est-à-dire
d’« échantillonage », consistant à extraire un ou plusieurs sons
d’une musique pour élaborer une nouvelle composition, s’est souvent
matérialisée dans le cadre de ce mouvement, par la reprise de pièces
« savantes », écrites, découpées puis rejouées en boucle. Le
« beat » (batterie) et la « basse » de facture électronique
constituent les ingrédients essentiels à l’élaboration d’une « face
B », à la version instrumentale du futur morceau achevé.
L’« habillage » (mélodies, nappes harmoniques) lui donne sa
« couleur ». Un beat, une basse, un sample représentent trois
aspects d’une instrumentale rap. La musique dite savante constitue un immense
réservoir d’ambiances et de mélodies dans lequel les beatmakers n’ont pas hésité à puiser.
En dehors de la
question esthétique du goût, deux raisons majeures semblent piloter le choix de
ces artistes-artisans bientôt récupérés par l’industrie du disque. Parmi les
concepteurs de bandes instrumentales, très peu détiennent une formation de
musicien, de chanteur confirmé. Peu suivent ou ont suivi des cours en
conservatoire, en école de musique. Originaires des quartiers pauvres des
mégalopoles américaines, ils ne peuvent pas avoir accès aux droits (copyrights)
sur des morceaux contemporains. Trop coûteux. L’usage du sampling comme
technique de création et l’emprunt d’éléments relatifs aux musiques tombées
dans le domaine public se révèlent idéals pour poursuivre un travail entamé par
les Dj’s de la ville de New York, à l’instar de Kool Herc, à la toute fin des
années 1970. Etant donné son impact et, pour comprendre les rapports qu’entretient
le rap avec les musiques « savantes », il apparait crucial de prendre
en considération le contexte socio-économique d’où sont issus les pionniers de
ce genre.
Quelque
vingt an plus tard, politique commercial oblige, les ritournelles devenues « cultes »,
les thèmes accrocheurs provenant du monde des musiques baroques, classiques,
romantiques, entendus à la radio, diffusés sur les postes de télévision,
réinvestis par les comédies musicales, sont exploités pour atteindre et élargir
la masse des consommateurs de rap. Les maisons de disques décident de faire
appel à des orchestres de professionnels pour rejouer en studio des airs que
l’auditeur « lambda » (notamment le non-mélomane) saura aisément
reconnaître. La Pavane en fa # mineur de Gabriel Fauré contribue ainsi à
la célébrité du rappeur Xzibit qui se distingue en 1996 avec son titre : Paparazzi.
Dans la veine de ce projet, la compilation The Rapsody Overture se veut
être une rencontre entre des rappeurs autrement dit des « maîtres de
cérémonies » (« Mc’s »), américains et des compositeurs
européens de la tradition tels Bach ou Puccini. Nous sommes en 1998. C’est
l’époque du « métissons à tout prix » et la qualité n’est
malheureusement pas au rendez-vous. Le rappeur West Coast Warren G reprend sur
ce disque de « fusion » Le Prince Igor d’Alexandre Borodine.
Les refrains sont assurés par la soprano norvégienne Sissel Kyrkjebo encouragée
par Mercury Records qui souhaitent mêler des répertoires perçus comme
« séparés », « distants », « aux antipodes » les
uns des autres.
Il
faudra attendre les années 2000, voire 2010, pour que rap et musiques
« savantes » trouvent enfin leur équilibre dans le dialogue. Par-delà
les clichés, les simplifications, les réductions, l’arrangeur et chef
d’orchestre Miguel Atwood-Ferguson, en collaboration avec Carlos Nino, a su
organiser la rencontre. En rendant hommage à l’œuvre du regretté beatmaker et
rappeur James Dewitt Yancey dit Jay Dee ou Jay Dilla (1974-2006), il élabore Suite
for Ma Dukes où sont présents les éléments les plus intéressants du rap, de
l’electronica, du jazz californien des années 1950, de la musique
« savante » influencée par Ravel et Debussy. Il fabrique une musique
hybride et sensuelle qui n’est pas cette fois le résultat d’une tentative
forcée, « tirée par les cheveux ». Avec ce projet, il ne cherche pas
à revaloriser l’image du rap souvent sous-estimée par les protagonistes des
musiques « savantes ». Il ne souhaite pas non plus rendre les
musiques du répertoire (sacralisées à tort) plus « sympas », plus
« cools ». Le baggy pant (le jean large) n’est pas de rigueur, la
queue de pie non plus... Suite For Ma Dukes est le résultat d’une
démarche pertinente, fédérant des artistes au service de l’expression, qui fait
voler aux éclats les catégories. Il n’y a qu’à observer le chef d’orchestre
pour s’en convaincre. A la battue, aux gestes donnés par les mains et les bras
pour guider les musiciens de l’orchestre, s’ajoute toute une série de
mouvements swing (balancements du tronc, de la tête, gimmicks) qui rappellent
les actions des rappeurs quand ils cherchent à naviguer sur le tempo (cf.
vidéos Untitled / Fantastic et Take a notice par
Atwood-Ferguson).
Par Julien Grassen-Barbe